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Polynesia

La trilogie de Jean-Pierre Bonnefoy

Texte inspiré du livre de Jared Diamond

Retour à la page Effondrement d’une société

Le texte qui suit est en partie inspiré du livre de Jared Diamond.

Contrairement à ce qu’il était courant d’entendre il y a encore quelques années, on sait maintenant que l’île de Pâques a été recouverte, pendant des centaines de milliers d’années et encore au premier temps de la colonisation humaine, d’une forêt subtropicale constituée de grands arbres et de taillis. Les examens des carottes de sédiments par radiodatation montrent la présence d’une grande variété de pollens. On estime qu’une vingtaine d’espèces végétales principales prospéraient et furent très précieuses pour les premiers habitants. Deux des plus grands arbres communs sur Rapa Nui pouvaient atteindre quinze et trente mètres de haut, et certains diamètres de troncs dépasser les deux mètres, d’après les traces trouvées dans d’anciennes coulées de lave.

D’autres études ont montré qu’avant l’arrivée de l’homme l’île possédait six espèces d’oiseaux terrestres et vingt-cinq espèces d’oiseaux de mer. L’absence totale de prédateurs a donc fait de l’île de Pâques un site idéal de reproduction et de nidification, et semble-t-il, le plus riche de tout le Pacifique.

Par ailleurs, le sol était extrêmement fertile en raison de la dernière éruption volcanique du Teravake qui s’est produite il y a 200 000 ans, ce qui est récent à l’échelle géologique, et qui a recouvert de lave 95% de la surface de l’île.

Avant l’arrivée des premiers Polynésiens, vers 900 après J.C., l’île de Pâques avait donc toutes les apparences d’un petit paradis, possédant une flore et une faune variées, contrairement au paysage actuel souvent constitué de mornes étendues, plus ou moins vallonnées, où culminent les cratères érodés de trois volcans éteints, et où une steppe pelée plus minérale que végétale domine.

Les premiers hommes ont sans doute découvert l’île de leur rêve. Des fouilles ont montré que, dans les dépotoirs alimentaires des premiers âges de l’occupation humaine, il y avait une proportion considérable d’os de cétacés qui n’ont pu être pêchés qu’au large, à l’aide de très grandes pirogues faites pour la haute mer et construites avec de grands arbres.

À l’origine, la société pascuane s’est structurée en une douzaine de tribus, toujours en contact en raison de la faible superficie de l’île. L’augmentation manifeste de la taille des moai au cours des âges laisse penser qu’il s’était instauré une concurrence sévère entre les chefs commanditaires qui les utilisaient comme preuve de leur mana et rivalisaient par leur intermédiaire.

La fabrication des moai, comme leur transport et leur érection, nécessitait à la fois énormément de bois et de nourriture. L’explication la plus rationnelle du transport de statues de plusieurs dizaines de tonnes, sur des distances dépassant parfois 14 km, sur un terrain souvent accidenté, est l’utilisation de voies spéciales, constituées de rails de bois faits de grands troncs, sur lesquels on faisait glisser des traîneaux de bois tirés à l’aide de très longues cordes fabriquées avec les végétaux présents. Une telle technique n’était pas unique, elle était encore récemment utilisée en Nouvelle Guinée et à Hawai’i pour mettre à l’eau de grandes pirogues. Les moai ainsi tirés nécessitaient environ 500 personnes, ce qui correspond, a priori, au quart de la population d’une tribu. On a calculé que construction, transport et érection à l’aide de plans inclinés formés de nombreuses pierres patiemment accumulées, devait entraîner, pour une part non négligeable de la population une grande consommation de nourriture contribuant à l’épuisement très rapide des ressources naturelles dans cet environnement réduit.

La taille et l’isolement de l’île de Pâques la placent au sein du Pacifique dans une situation extrêmement sensible. Les chercheurs ont identifié neuf paramètres pouvant être responsables d’une déforestation naturelle. Pour l’île de Pâques, la quasi-totalité de ces paramètres mettent cette île dans une situation très critique et donc très exposée à ce risque. Sur cette île, la plus isolée du monde, à l’environnement originel riche mais très fragile, s’est en plus développée une société qui a exigé pour des raisons de pouvoirs et de rivalités de plus en plus de bois, de cordes, de nourriture. L’île de Pâques est l’exemple le plus flagrant d’une société qui a contribué à sa propre destruction en surexploitant ses propres ressources dans un environnement fragile.

L’isolement total de l’île, l’impossibilité de construire de grands vaisseaux océaniques tels ceux ayant servi aux premières migrations, en raison de la disparition brutale du bois, l’absence de possibilité de repli ou de coopération éventuelle avec un peuple voisin, ont conduit les Pascuans à leur perte.

La conclusion de Jared Diamond est limpide :

« L’isolement de Pâques explique probablement aussi pourquoi l’effondrement de cette société, plus que n’importe quelle autre société préindustrielle, ne cesse de captiver. Les parallèles que l’on peut établir entre Pâques et l’ensemble du monde moderne sont d’une dramatique évidence. En raison de la mondialisation, du commerce international, des vols internationaux et d’Internet, tous les pays du monde partagent aujourd’hui des ressources et interagissent, tout comme le faisait la douzaine de clans de l’île de Pâques. L’île polynésienne était tout aussi isolée dans l’océan Pacifique que la Terre l’est aujourd’hui dans l’espace. Lorsque les Pascuans étaient dans une situation critique, ils n’avaient nulle part où aller, ni personne vers qui se tourner pour obtenir de l’aide, tels nous autres, Terriens contemporains qui n’aurons non plus nul recours extérieur si nos problèmes s’aggravent. Voilà pourquoi l’effondrement de la société de l’île de Pâques est, comme métaphore, un scénario du pire … »