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Polynesia

La trilogie de Jean-Pierre Bonnefoy

Utopie ?

Retour à la page 51e SIÈCLE AngKor et les Vaisseaux-Lumière

Utopie ou anti-utopie ?

Extrait de l’interview réalisée par Jean-Pierre Laigle pour la revue « Présence d’esprits » no. 66 de décembre 2010

J.P. Laigle : La société que vous imaginez - cent cinquante milliards d’êtres humains et bien plus d’intelligences artificielles répartis dans 26 000 vaisseaux - semble avoir résolu beaucoup de ses problèmes. Représente-t-elle pour vous une utopie, comme la glorieuse anticipation communiste d’Ivan Efrémov dans "La Nébuleuse d’Andromède", ou une anti-utopie, un idéal ou une étape vers l’idéal, un cauchemar ou la promesse d’un cauchemar, un aboutissement ou une transition ?

J.P. Bonnefoy : Dans la Nébuleuse d’Andromède, Ivan Efrémov décrit également, et bien avant moi, une société « relativement » imaginaire. Je me permets de dire « relativement » car elle me semble avoir été fondée sur un collectivisme généralisé très imprégné de l’époque stalinienne et par conséquent liée en partie à une période de notre histoire. Il semble donc admis que Efrémov se référait à un modèle plutôt marxiste, niant par exemple la famille, où l’état est tout puissant, alors que dans Polynesia l’échange d’informations pour faire des infos (de l’argent) est l’un des objectifs économiques poursuivis aussi bien par les individus que par les institutions, ce qui conforte cet univers dans une stratégie de type plutôt capitaliste. De plus, si la mainmise des iA semble parfois sans limites, les humains disposent d’une certaine liberté individuelle et les structures familiales ne sont pas diluées dans un intérêt communautaire idéalisé. Cependant, en découvrant moi-même ce monde que je crée, je constate combien il peut être sous un contrôle pernicieux, qui d’ailleurs augmente au fur et à mesure des tomes. Toutefois, même si l’on voit la Confédération Galactique abandonner le mode de gouvernance « fédéral » pour un mode dit « hiérarchique » (ce qui veut tout dire), il n’en reste pas moins qu’AngKor, comme bien d’autres individus ou groupements d’individus, semble dans Polynesia disposer d’une très grande liberté d’action, sur laquelle se fonde une partie du statut des héros. Ma civilisation du LIe siècle n’est pas idéale et ce n’est pas une utopie. Au fil des siècles, elle a aussi été contrainte par une vie certes éparpillée dans l’univers mais ô combien confinée, en vase clos. J’ai voulu créer un système plus réaliste qu’utopique, ayant des avantages et des inconvénients, capable aussi d’évoluer vers d’autres modèles, une société assez proche de la nôtre tout compte fait. À ce sujet, il faut préciser que Polynesia est un roman essentiellement fait pour amener le lecteur à rêver, ou pour qu’il puisse s’identifier aux héros et aux situations. Je veux dire qu’il ne s’agit pas exactement d’un texte visionnaire sur ce que je pourrais imaginer en tant que scientifique, d’une « réelle » civilisation du 5ième millénaire au sens d’une approche prospective. J’ai tendance à penser que cet autre monde pourrait être si différent du nôtre qu’il n’ouvrirait pas nécessairement les portes du rêve. Et je me demande donc si Efrémov n’a pas fait indépendamment de l’aspect utopique une sorte de prospective, en imaginant une évolution « naturelle » du modèle soviétique. C’est un peu comme si une certaine partie historique de La Nébuleuse d’Andromède était, dans Polynesia, remplacée par une approche onirique et génératrice de rêves d’une autre nature. Pour résumer, Efrémov utilise un véritable modèle de société qui a existé et qu’il fait diverger ensuite dans une remarquable fiction du futur, alors que dans Polynesia je développe les nouvelles technologies d’aujourd’hui juste ce qu’il faut, mais pas trop, pour qu’elles paraissent à la fois extraordinaires mais relativement proches de nous, tout en étant envahissantes. Les nouvelles technologies ne sont-elles pas déjà envahissantes au XXIe siècle ? L’aspect implicitement dictatorial des iA semble résulter davantage du progrès technique que d’une idéologie bien définie. Dans ce sens, j’aime bien le terme anti-utopie auquel je n’avais pas pensé, surtout quand on voit dans le tome 3 dans quel foutoir se retrouvent aussi bien AngKor que les experts coordonnateurs de la Confédération. D’autre part, maintenant que le tome 3 est en librairie, on peut découvrir facilement les dernières lignes de la 4ième de couverture. Elles semblent répondre à votre question car elles précisent nettement l’ambiance : « Les expériences qui se développent au sein des innombrables vaisseaux-lumière, les simulations planétaires produites par les enfants, seront-elles bénéfiques pour l’Expérimentation ? AngKor empêchera-t-il le drame terrible que ses pires cauchemars lui font redouter ? Le pouvoir des signes aura-t-il raison de tous ? » Comme je n’ai pas fait le choix d’une fiction développant tout un bestiaire d’extraterrestres ou de croiseurs stellaires bardés d’effroyables artilleries, on peut raisonnablement penser que le « cauchemar » d’AngKor n’a pas de rapport avec des conflits guerriers ou des envahisseurs mais plutôt avec les dysfonctionnements d’une société entrant dans une phase de transition. Donc, oui, anti-utopie, plus cauchemar et transition.