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Polynesia

La trilogie de Jean-Pierre Bonnefoy

Emergence

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Ici sont développés certains aspects cachés dans la trilogie, comme « en arrière-plan », et qui ne sont pas essentiels pour la lecture générale et la compréhension des livres. Ce sont des notions scientifiques intéressantes certes, mais qui peuvent apparaître comme difficiles.

Les phénomènes d’émergence sont partout, plus ou moins cachés, dans la trilogie Polynesia. Mais Polynesia demeure avant tout un roman, une fiction, une saga, un univers où des personnages très divers s’agitent dans des mondes différents…

Parfois l’émergence est sous-jacente, implicite, et elle laisse le devant de la scène aux luttes de pouvoir, à la création, à l’amour, et à la mort aussi…

Parfois, elle provoque une révolution dans l’esprit même d’AngKor, particulièrement dans le tome 3 Le Pouvoir des signes.

Mais voulez-vous lever un voile sur l’émergence ?

L’essentiel

La notion d’émergence est apparue au début du XXième siècle chez des scientifiques (physiciens, biologistes, économistes, linguistes, etc.) refusant les approches réductionnistes et vitalistes (énergie vitale). L’émergence désigne toujours l’apparition de nouvelles caractéristiques que l’observation des différentes parties d’un système ne peut expliquer. On est donc toujours en présence d’un système plus ou moins complexe, et d’une notion de seuil séparant des comportements très différents.

Ils ont dit

L’émergence correspond à une conception révélée du vivant qui montre soudain des propriétés dont on ignore les fondements. Marie-Christine Maurel - Professeur Université Pierre et Marie Curie

On parle d’émergence quand il n’existe aucun moyen plus rapide pour prédire le comportement d’un système au cours de son évolution que d’observer ce système lui-même ou de le simuler sur un ordinateur. Le concept objectif d’émergence est lié au fait qu’on ne parvient pas à suivre mentalement la manière dont il se produit. Hervé Zwirn - Directeur de recherche au CNRS

L’émergence des formes dans le vol des oiseaux migratoires

Dans Polynesia, on découvre un étrange parallèle entre deux épopées. L’une a eu lieu il y a des millénaires. L’autre pourrait avoir lieu dans trois mille ans.

Au début de notre ère, à bord de grandes pirogues doubles, des navigateurs téméraires que l’on appellera plus tard les Polynésiens partent à la conquête des îles du plus grand océan de la Terre. Ils sont tous partis vers le soleil levant.

Au 51ième siècle, à bord de milliers de gigantesques vaisseaux stellaires, les humains ont quitté la terre et ont essaimé dans l’immensité de la Galaxie. Vers quoi sont-ils partis ? Si l’on pouvait observer l’ensemble des multiples trajectoires de ces 26 000 vaisseaux-lumière s’étendant en fait sur des milliers d’années-lumière, verrions-nous apparaître quelque chose de surprenant ? Une forme particulière pourrait-elle émerger de cet essaimage galactique ? Un peu comme …

Quatre-vingt-quinze oiseaux migrateurs volent ensemble de manière coordonnée dans le ciel. Ils vont tous dans la même direction. Ils composent dans les nuées des motifs géométriques dont les configurations ne semblent pas résulter du hasard et qui s’opposent au chaos. Quand ils regardent passer leur formation, les humains veulent toujours projeter dans les cieux la géométrie simplifiée qu’ils pensent être celle de leur esprit : ordre et discipline. Ils perçoivent ces signes comme l’émanation d’un super-organisme développant une stratégie bien établie. Néanmoins, chaque oiseau n’est qu’un atome isolé. Chaque individu dispose d’une réelle indépendance. Chacun peut décider de voler un peu plus haut, ou un peu plus bas, et même décider de se poser sur le sol momentanément. Et, si l’on y regarde de plus près, il n’y a pas de chef d’escadrille. Alors d’où la forme de cette dernière émerge-t-elle ?

Comment les humains du 51ième siècle sont-ils organisés au sein de leur formidable escadrille de milliers de vaisseaux-lumière ? Qui sont-ils et où vont-ils ? Quel est leur projet ? Qui regarde la conformation de leur propre migration ? Ont-ils oublié d’où ils viennent ? Leurs lointains ancêtres, ceux des origines de l’homme de la Terre, étaient-ils si différents d’eux ? La forme, le signe et le symbole ont précédé l’information. Pour eux, tout est information et avec elle ils font encore de l’information. L’économie des vaisseaux est basée sur elle. Quand ils passent d’un vaisseau à un autre, leur corps, leur conscience, leurs pensées sont réduits à l’essentiel : l’information. Et passer de l’information renforce leur Crédit Vital, leur CV. Mais l’information d’où vient-elle ? Car il fallait bien qu’elle soit là, en puissance, cachée dans les formes avant son émergence, des milliers de siècles plus tard.

L’émergence du signe, vers l’émergence de l’écriture, puis vers celle de l’information

Dans leurs vaisseaux-lumière, 150 milliards d’humains portent tous, enroulé autour de leur poignet gauche, un BioCom. Avec ce petit système autonome, mi-numérique, mi-biologique, les humains devenus les nœuds d’un immense réseau informatique ne vivent plus que pour et par l’information. Celle-ci gardera-t-elle éternellement son hégémonie ? Quelque chose serait-il en émergence ? Avant était l’écriture. Avant était le signe.

On raconte qu’il y a huit mille ans sur la Terre, en Mésopotamie, un inconnu qui habitait Uruk élevait et vendait des chèvres. Cet inconnu n’était pas le seul à faire ce commerce, d’autres inconnus faisaient de même. Cependant, tous les inconnus ne vendaient pas des chèvres, certains les achetaient et d’autres les volaient. Tout cela créa une situation fort complexe et le négoce atteignit un tel développement qu’il devint impératif de garder une trace permanente des transactions. Ainsi le premier inconnu, lassé d’être constamment obligé de solliciter sa mémoire défaillante en raison de la liste interminable des chèvres vendues et des chèvres volées, eut une étonnante idée : à l’aide d’un morceau de bois taillé en biseau il fit sur une tablette d’argile une encoche en forme de coin, à droite chaque fois qu’il vendait l’une de ses bêtes, à gauche quand l’une d’entre elles avait été subtilisée. Pour que les autres inconnus comprennent bien qu’il s’agissait de chèvres et non de poules, il eut une autre idée extraordinaire. Il traça alors sur sa tablette, juste en dessous des premières marques, un petit cercle agrémenté d’une minuscule barbiche et surmonté de deux cornes.

Emergence des propriétés ordinaires du monde réel

Dans Polynesia, les hypertechnologies du 51ième siècle on souvent été imaginées sur la base de concepts très différents des nôtres. Est-ce totalement illusoire d’imaginer que l’on puisse un jour briser des notions fondamentales comme la localité des objets, la causalité des événements, l’irréversibilité temporelle, etc. ? Avez-vous noté que ces concepts sont effectivement totalement remis en cause quand on observe les plus fines structures de notre propre univers ? De célèbres expériences de mécanique quantique effectuées en 1982, 1998, 2002, concernant le phénomène d’intrication (voir « Le temps existe-t-il ?) confirment que les concepts du monde macroscopique ne sont plus valables au niveau du monde des particules élémentaires. Alors, est-il si déraisonnable d’imaginer que dans trois mille ans on puisse les faire émerger dans le monde macroscopique ?

Le plus extraordinaire problème d’émergence que je connaisse est celui de la « décohérence ». C’est un terme hermétique mais je crois que l’on peut en parler très simplement. Tout le monde a plus ou moins entendu parler de la « mécanique quantique », cette théorie qui décrit avec beaucoup d’élégance le comportement de la matière aux plus petites échelles connues, celles des atomes et des particules élémentaires. Cette théorie a été élaborée au début du 20ième siècle et elle est toujours vérifiée à ce jour. Elle ne concerne pas seulement les théoriciens. Elle concerne tout le monde. Car sans elle, pas d’électronique, par d’ordinateur, pas d’Internet, pas de laser, pas d’instrumentation en médecine nucléaire, etc.

Or la mécanique quantique décrit le monde de l’infiniment petit comme un monde très étrange. Un même objet peut apparaître sous forme d’onde ou sous forme de particule. Il peut ne pas être à un endroit précis mais il a plutôt une probabilité d’être ici ou là. Il peut être dans plusieurs états en même temps, comme s’il pouvait être caractérisé par des paramètres qui, a priori, ne peuvent coexister, comme s’il pouvait être à la fois rouge, bleu et vert (en supposant qu’il puisse avoir une couleur) sauf que lorsqu’on l’observe il a soudain un paramètre bien déterminé, etc.

Bref, la mécanique quantique décrit un monde où les concepts de notre monde de tous les jours n’ont pas cours. Dans notre monde, une onde est une onde, un objet matériel est un objet matériel, une particule est une particule. Aucun d’entre eux ne peut apparaître comme une onde ou comme une particule suivant la manière dont on l’observe. Dans notre monde les objets sont exactement là où ils doivent être et ils ne peuvent avoir en même temps et au même moment trois couleurs ! Le paradoxe est évident. Pourquoi notre monde macroscopique de fait formé d’objets microscopiques (atomes, particules élémentaires, …) n’a-t-il pas les propriétés de ces propres constituants ? Comme ces deux mondes coexistent de fait, où se trouve donc la limite entre les deux ?

À notre échelle, les concepts de localisation et d’état sont limpides. Cet objet, table, est bien dans UN SEUL ETAT, elle est posée sur le plancher. À l’échelle de la mécanique quantique, un objet, particule élémentaire, peut être ici et là à la fois, et dans PLUSIEURS ETATS A LA FOIS. Elle est ici ET là ... ou tournant dans un sens ET tournant dans l’autre sens ...

Si l’on part d’une échelle d’observation de l’infiniment petit et que, progressivement, on se rapproche de l’observation du monde à une échelle de plus en plus grande, tout se passe comme si les concepts de la mécanique quantique finissaient par disparaître dans un brouillard pour laisser ceux de notre monde émerger. Mais où se situe donc la limite entre ces deux mondes ? Où se situe l’émergence ? Personne ne connaît la réponse à cette question. C’est le problème de la « décohérence ».

L’une des conséquences remarquables du problème de la « décohérence » et de la notion d’émergence qu’il contient est que des concepts qui nous semblent aussi naturels que ceux permettant de décrire l’état d’une table posée sur un plancher n’ont pas le statut d’absolu. Au-dessus de la limite de la « décohérence » ils existent, en dessous, ils n’existent pas.

Tout se passe en fait comme si nos chers concepts de localité, de causalité et de temporalité, n’existaient pas dans ce que l’univers a de plus intime. C’est seulement au-delà d’une certaine limite d’observation qu’ils émergent dans notre monde de tous les jours.

Finalement, dans Polynesia cette limite se trouve simplement déplacée, et seulement dans certains cas, vers notre monde de tous les jours.