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Polynesia

La trilogie de Jean-Pierre Bonnefoy

Les grandes pirogues

Retour à la page PASSÉ Le temps de Ta’aroa

Les grandes pirogues polynésiennes

Pendant des millénaires, à bord de fantastiques pirogues, les ancêtres des Polynésiens vont conquérir le plus grand Océan de la Terre. Ils furent les plus grands navigateurs de tous les temps.

« Puis ce sont elles, enfin. De fantastiques pirogues doubles haubanées comme des cathédrales. Dans une flamboyante présence où elles représentent toutes les espérances des hommes qui les poussent et les portent constamment, comme s’ils voulaient les remettre dans les mains des dieux. Elles ont toutes deux fantastiques carènes effilées comme des haches de guerre enrubannées de faveurs colorées. Elles chuintent. Elles sifflent. Elles éructent. Elles crachent constamment des morceaux d’écume qu’elles éjectent après avoir extrait de leur existence l’espace qu’elles dévorent inexorablement. »

On ne sait pas très bien pour quelle raison les ancêtres des Polynésiens quittèrent le continent, sans doute aux environs de l’Asie du Sud-Est, pour s’aventurer en mer. Peut-être partaient-ils pêcher toujours un peu plus loin ? Peut-être subissaient-ils les pressions guerrières d’envahisseurs venus de l’Ouest ? Étaient-ils intrigués par la naissance du dieu Ra ? Ou, plus simplement, faisaient-ils ce que l’espèce humaine a toujours fait, conquérir le monde pour mieux le dominer.

Ils développèrent des techniques de pêche au large et, petit à petit, construisirent des navires de plus en plus grands, évoluant vers de vastes vaisseaux capables d’emporter non seulement les explorateurs, mais aussi leur famille et tout ce qui tournait autour. Un jour, ils franchirent le pas. Ils se lancèrent donc d’îles en îles à la poursuite du soleil levant, vers Te Hitia-o-te-Rä.

Il y eut donc nécessairement des premiers, qui commencèrent d’abord par rêver de l’île. Polynesia met en scène ces premiers navigateurs engagés dans la quête d’une île, ces conquérants du Pacifique, très souvent partis sans espoir de retour, sur un océan pas toujours conciliant. Ils ne savaient pas si l’île existait, mais ils l’espéraient, ils la rêvaient.

Les petites pirogues à balancier portant une simple voile avaient donné naissance à de vastes pirogues océaniques à deux coques, portant deux très grandes voiles, et capables de rester des semaines sur le grand Océan. Contrairement aux vaisseaux des navigateurs occidentaux du 18ième siècle ayant découvert Tahiti et ses îles qui étaient lourds, peu manoeuvrants et incapables de remonter dans le vent, les grandes pirogues des anciens polynésiens étaient plus légères, plus souples, plus rapides et capables dans une certaine mesure, en raison de la fine section en V de leurs coques, de faire du près.

Les techniques de navigation se développèrent. Les anciens Polynésiens avaient l’avantage, contrairement aux Occidentaux des latitudes septentrionales de l’hémisphère nord, de voir les étoiles monter presque verticalement d’un horizon d’une grande limpidité. Ils disposaient ainsi d’une sorte de boussole océanique relativement efficace et inventèrent les chemins d’étoiles. Par ailleurs, ils savaient détecter la présence d’une île bien avant de la voir en observant les différents modes de réfractions des trains de houle dus à la présence d’une terre. Certains prétendent même que des sortes de cartes, réalisées avec des coquillages et des morceaux de bois, permettaient de transmettre cette information. L’existence d’une île pouvait aussi être révélée par le vol des oiseaux. D’autant plus que pour ces derniers, la distance maximale qu’ils peuvent parcourir en mer depuis leur habitat est caractéristique de l’espèce à laquelle ils appartiennent.

Les ancêtres des Polynésiens ne se développèrent pas sur la base d’une culture mécanique, mais les techniques de construction des pirogues et l’art de naviguer sur le grand Océan, stimulés par le sens marin et la poursuite d’une extraordinaire aventure, furent les fondements d’une culture profondément océanique.

Les grands explorateurs occidentaux à la recherche dans le Pacifique de la fameuse Terra Incognita ne comprirent pas immédiatement qu’en découvrant les milliers d’îles de l’immense triangle polynésien, ils étaient en fait en présence d’un vaste continent, un continent océanien.

Il y a 2000 ans…
« Ta’aroa est charpentier et constructeur de pirogues. Il est tahu’a va’a. Il dirige activement la fabrication de plusieurs grands va’a de voyage. De belles, grandes et puissantes pirogues doubles.

Le long de la plage bordant le lagon, les habitants de l’île ont bâti plusieurs grands fare ouverts. Ce sont des abris communautaires où Ta’aroa, en tant qu’expert et détenteur de la mémoire des tahu’a va’a, organise les différentes phases de réalisation. Les pirogues ont une base très solide constituée de deux ou trois pièces massives. Les bordés sont faits de planches assemblées par des liens. L’étanchéité est obtenue par de la bourre de coco mélangée à de la pâte de uru à laquelle on ajoute de la chaux. Ta’aroa travaille avec des plans très détaillés qui sont dans sa tête. Ils ont été élaborés petit à petit et transmis oralement de constructeurs de pirogues en constructeurs de pirogues. On travaille le bois avec des herminettes en pierre, des râpes en corail ou en peau de requin. Au nombre d’une douzaine, les grandes pirogues doubles sont destinées à emmener au large, vers le soleil levant, tout le petit peuple de l’île.

Ta’aroa est partout. Il est ici pour surveiller l’assemblage de grandes planches. Il est là pour calfater avec de la bourre de coco mélangée à de la sève de uru. Et là encore quand il s’agit de tailler avec l’herminette de pierre ou poncer avec la peau de requin. Partout où tahu’a va’a passe, il donne un avis. Partout où son père va, Tama, son fils, le suit et enregistre ses gestes habiles, ses conseils et ses directives. Peut-être, un jour, quand Ta’aroa rendra son dernier souffle, son savoir-faire passera dans l’esprit de Tama et ce sera à lui d’être un grand constructeur de pirogues.

Le Toa Marama est maintenant terminé et prêt à prendre le large avec tout le nécessaire. Dans le fare avant et dans des cages de bois, on a embarqué tous les animaux : des cochons, des chiens, de nombreuses poules et des coqs. Dans le fare arrière, dans la partie qui sert de magasin, on a stocké des aliments frais, bananes, taro, fruits de uru, l’arbre à pain, mais surtout des vivres traités pour être conservés plusieurs mois. C’est ainsi qu’on a fait sécher au soleil du poisson, des bénitiers et des poulpes, mais aussi des galettes, mélange de pulpe de fruits de pandanus et d’amande râpée de noix de coco, qui de cette façon attendront sans se gâter d’être cuites au moment voulu, ou encore des bananes découpées en lanières puis enveloppées après séchage dans des feuilles de bananier bien ficelées. Les ignames, elles, sont déjà cuites et protégées dans des feuilles de pandanus. Dans des tronçons de bambou, dont on a scellé les extrémités avec de la gomme de uru, on a mis des morceaux de canne à sucre. On en a rempli d’autres avec de l’eau douce, comptant sur les pluies pour se réapprovisionner en cours de route. C’est là également que l’on a engrangé les graines et les plantes pour la terre future, mais aussi pour nourrir les animaux pendant le voyage. Et dans la partie servant d’atelier, les outils, dont des herminettes de pierre, tout le matériel de pêche, des réserves de feuilles de pandanus séchées destinées à confectionner de nouvelles voiles en remplacement de celles qui seront usées, une provision de bois, une autre de nacre, et des cordes à profusion. On a également embarqué de grandes quantités de noix de coco avec lesquelles on pourra se nourrir, boire, mais dont on pourra aussi récupérer la fibre, soit pour faire des cordes, soit pour alimenter le feu, dont les braises seront conservées dans un bac en plaques de corail. Et quelques dizaines de rames de belle taille pour faire avancer la pirogue les jours de calme. Enfin, à l’arrière, on a amarré sur le pont un petit va’a, une pirogue individuelle à balancier, qui pourra peut-être un jour servir à la reconnaissance d’une passe nouvelle. Certains commencent à avitailler sans tarder les deux autres grands navires mouillés comme le Toa Marama dans le lagon, tandis que d’autres sont occupés auprès des grandes pirogues encore à terre et toujours en cours de finition. Les prêtres, eux, cherchent à apaiser les dieux, plaçant les nouvelles embarcations, décorées de fanions et de guirlandes, sous leur protection et celle des ancêtres. Horo’u le sorcier éloigne les mauvais esprits et les démons. On chante le savoir du pêcheur et la magie lumineuse du lever de soleil, Te Hitia-o-te-Rä. Tout le peuple de l’île ne tend plus que vers un seul but. Femmes et enfants, jeunes et vieux, guerriers et cultivateurs, prêtres et pêcheurs, tous s’activent en souhaitant que l’Océan, dans son aveugle impétuosité, leur laisse encore un peu de temps.

Une aube calme et reposée enveloppe le Toa Marama d’une douce lumière rose. Pendant la nuit, le vent est tombé. Les nuages se sont envolés. Ta’aroa regarde l’horizon. Derrière le motu où se trouvait le village, il aperçoit la frange argentée de la barrière de corail. En tournant légèrement la tête, il examine la seule passe de l’île. Elle est praticable. Son regard se dirige ensuite vers les guirlandes de plumes fixées en haut des deux mâts. Les flammes colorées indiquent une brise faible. Il faudra conduire la pirogue en ramant jusqu’à la passe pour avoir un courant favorable. Ensuite, les deux grandes voiles pourront être établies. Alors qu’il est perdu dans ses pensées, son fils est venu près de lui :
« Père, quand partons-nous ?
– Bientôt, mon fils, bientôt. Nous allons demander aux dieux de protéger notre départ et ensuite nous prendrons la route.
– Et où irons-nous ?
– Vers Te Hitia-o-te-Rä, le soleil levant.
– Et la nuit, comment ferons-nous, père ?
– En regardant les chemins d’étoiles, les ta’urua qui se lèvent là où le soleil se lève !
– Et là, il y a une terre ?
– Je l’espère, mon fils. »