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Polynesia

La trilogie de Jean-Pierre Bonnefoy

L’espace temps polynésien

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L’essentiel

Un Occidental imagine souvent le temps comme séparé de lui, il le perçoit comme généré par le tic-tac de la montre. Comme un fleuve qui s’écoule inexorablement et dans lequel il plonge sans espoir de retour… dans le temps…

Un Polynésien perçoit une pirogue parcourant le lagon. Il plonge sa rame dans l’eau, et quand il regarde le flotteur du balancier créer un imperceptible sillage, il voit dans cette relation entre lui, sa pirogue et le sillage, naître le temps. Quand il abandonne sa rame, jette son ancre dans les fonds du lagon, et que sa pirogue s’immobilise, alors de cette relation entre lui, sa pirogue et cette immobilité, naît l’espace.

Deux conceptions très différentes du temps. Cependant, il est singulier de constater que des expériences de physique récentes confirment que le temps ne pourrait se concevoir que dans le cadre d’une relation avec lui, et même qu’il pourrait dans certains cas ne pas exister, tout simplement.

L’espace-temps polynésien

Il y a quelques années à Tahiti, alors que j’assistais à une conférence d’anthropologie traitant de la conception du temps par les anciens Polynésiens, j’ai été frappé d’une étrange correspondance entre cette conception immémoriale et une autre beaucoup plus moderne mais cependant peu connue. Cette correspondance est parfois évoquée, plus ou moins explicitement, dans Polynesia. AngKor, Agent Communicateur du 51ième siècle, est conduit à découvrir de très anciens documents évoquant le passé immémorial des anciens Polynésiens. Il voit dans ses rêves des formes turbulentes d’un autre temps. La courbure d’une voile oscillant entre ciel et mer le fascine. La pénétration d’une étrave de bateau dans les flots l’obsède. Il découvre qu’à bord d’un voilier le temps pouvait avoir des formes multiples, qu’il pouvait s’étirer et même s’arrêter, ou pire s’inverser. AngKor aime cette vision polynésienne d’un temps qui n’existe que par sa relation sensuelle avec l’espace. Il aime ce rapport ambigu laissant penser que quelque chose que l’on ne sait pas nommer pourrait avoir une forme étrange se manifestant parfois en temps et parfois en espace. C’est de cette étrave pénétrante et de ces flots pénétrés que jaillit le temps. Et quand, du pont d’un vaisseau dont les voiles ont été affalées mais qui court encore sur son erre, une ancre est mouillée, et que la ligne se tend, alors de l’immobilité soudaine naît l’espace. AngKor est donc obsédé par une image dont on imagine qu’elle ne correspond plus à rien dans ce futur très éloigné : l’étrave d’un bateau à voiles pénétrant les flots. Au sujet de ce qu’est le temps, ou l’espace, AngKor songe alors aux différences fondamentales entre sa propre culture et celle des anciens Polynésiens … En 1958, Claude Lévi-Strauss précise ce qu’est « l’espace-temps » pour un anthropologue.

«  … il est impossible de concevoir les relations sociales en dehors d’un milieu commun qui leur serve de système de référence. L’espace et le temps sont les deux systèmes de référence qui permettent de penser les relations sociales, ensemble ou isolément. Ces dimensions d’espace et de temps ne se confondent pas avec celles qu’utilisent les autres sciences. Elles consistent en un espace « social » et un temps « social », ce qui signifie qu’elles n’ont pas d’autres propriétés que celles des phénomènes sociaux qui les peuplent. Selon leur structure particulière, les sociétés humaines ont conçu ces dimensions de façons très différentes. » Serge Tcherkézoff, anthropologue à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, évoque justement cette dimension si particulière de l’espace-temps en Polynésie ;

« … tournons-nous vers la langue tahitienne et son usage des termes mua/muri pour indiquer un certain ordre, dans l’espace ou le temps. On a beaucoup discuté du fait de savoir si, à l’époque pré-coloniale, mua signifiait « avant » ou bien « après », « devant » ou bien « derrière », (…) Mais il manque à ce débat de soulever la question préalable de la conception polynésienne du mode de « connaissance » et donc de référence du temps et de l’espace. (…) En définitive, la question ne serait pas de savoir ci ce mot réfère à l’avant-devant, ou à l’après-derrière, car, posée en ces termes, la question demeure encore prisonnière de conception occidentale … » Il faut se rendre à l’évidence que les notions d’espace et de temps, les références que nous utilisons naturellement, sont très différentes d’un point de vue polynésien et d’un point de vue occidental.

Par ailleurs, le point de vue occidental est lui-même séparé en un espace-temps « social », celui de la vie ordinaire occidentale, et un espace-temps, disons « théorique », celui des physiciens théoriciens, comme le note Lévi-Strauss.

La question que je soulève, qui est toute personnelle (et flotte, qui plus est, à la limite entre réalité et fiction en raison de Polynesia) n’est pas : Quel rapport entre l’espace-temps « social » des anciens Polynésiens et l’espace-temps « social » des Occidentaux ? La réponse est connue par les anthropologues, comme le remarque Tcherkézoff. La question que je soulève est : Quel rapport entre l’espace-temps « social » des anciens Polynésiens et l’espace-temps « théorique » ?

L’espace-temps (que je note) « théorique » des physiciens modernes est une notion qui a été introduite au tout début du XXe siècle et qui a été très utilisée par Einstein dans sa fameuse théorie de la relativité. En physique théorique, l’espace-temps comporte quatre dimensions, trois d’espace et une de temps. Cette notion s’est généralisée dans toute la physique. Dans la théorie de la relativité générale, cet espace à quatre dimensions peut être courbé par la présence gravitationnelle d’objets massifs comme une planète (la Terre), les étoiles (le Soleil) ou les galaxies, etc.

Depuis toujours, les philosophes comme les scientifiques s’interrogent sur la nature du temps. Depuis quelques années, certaines approches théoriques, plusieurs fois vérifiées expérimentalement, donnent une vision du temps tout à fait singulière.

Des expérimentations récentes en physique fondamentale (la première par le physicien français Alain Aspect en 1982) conduisent les théoriciens actuels à douter de l’existence du temps. Ils arrivent à la conclusion que le comportement observé lors de certaines interactions entre particules élémentaires ne pourraient s’expliquer qu’en postulant la non-existence du temps. De ce fait, ils imaginent que le concept de temps ne serait observable qu’à notre échelle et non au niveau ultime de la matière. Le temps ne résulterait pour le « social » et la physique « de tous les jours » que d’une émergence se produisant, entre autres, au niveau de l’être humain dans son environnement naturel. Le temps, tel que nous concevons, serait donc (est-ce si étonnant ?) un concept apte à décrire l’évolution des phénomènes à notre échelle, mais pas tous les phénomènes observables dans notre univers, et en particulier pas ceux de l’infiniment petit. C’est cette nouvelle vision, moderne et théorique, du temps qui m’a donc rappelé la conception très différente que les Polynésiens peuvent en avoir.

Ainsi que je l’ai évoqué au début de cette rubrique, pour un Occidental le temps « social » est souvent vu comme celui généré par le tic-tac de la montre. Il peut même enlever sa montre, la poser sur la table de nuit, et avant de s’endormir regarder le temps s’écouler à côté de lui, l’image de Chronos s’écoulant comme un fleuve séparé de lui… Mais pour un Polynésien, quand sa pirogue parcourt le lagon, quand il plonge sa rame dans l’eau, quand il regarde le flotteur du balancier créer un imperceptible sillage, alors de cette relation entre lui, sa pirogue et le sillage, naît le temps. Quand le Polynésien abandonne sa rame, jette son ancre dans les fonds du lagon, ou que sa pirogue pose son étrave sur le sable, alors de cette relation entre lui, sa pirogue et cette immobilité, naît l’espace.

Pour un physicien théoricien actuel, le temps n’est pas le temps « social » occidental. À un certain moment, quand on descend de plus en plus vers l’observation de l’infiniment petit, il disparaît. Quand on remonte vers une plus grande échelle, il réapparaît. Le temps devient dépendant d’une relation entre nous et ce que nous observons. Il n’est plus séparé de nous. Il est comme celui des Polynésiens, il n’est pas à côté. Serait-il en nous, serions-nous le temps ?

« Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m’entraîne, mais je suis le temps.  » Jorge Luis Borges - Nouvelle réfutation du temps

Se peut-il que les Polynésiens remplacent le temps de la montre par les relations qu’ils développent avec les choses et la Nature ? La véritable nature du temps serait-elle relationnelle ? Peut-être devrions-nous y réfléchir.