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Polynesia

La trilogie de Jean-Pierre Bonnefoy

Rêves dans le lagon d’Apataki

Retour à la page PRÉSENT Sur le Toa Marama

Le monde moderne est ainsi fait qu’il ne dévore pas seulement les personnes et leurs consciences, il dévore aussi les lieux.

Bien éloignée dans le temps est cette époque où conquérir était encore possible, où sur de nombreuses cartes de vastes espaces restaient en blanc, contrées totalement vierges et donc parfaitement inconnues.

Depuis quelques années que nous étions à Tahiti Alpha et moi, j’avais souvent regardé les cartes marines des îles de la Polynésie et j’avais été intrigué par certaines zones dites « non hydrographiées », justement ce genre d’espaces vides qui laissent penser à une certaine virginité.

Alors que nous faisions route pour Bora-Bora à bord de notre voilier, Alpha se plongea dans un livre (« Une vie d’exception aux Tuamotu » d’Aiu Boulaire-Deschamps – Ed. Le Motu) dont l’action se déroulait aux Tuamotu au début du 20ième siècle. Les Tuamotu, un archipel situé à l’est-nord-est de Tahiti, n’était pas si loin de nous. Un ou deux jours de mer voilà tout. Lire un livre concernant une belle histoire de vie sur un atoll des Tuamotu, tout en naviguant à la voile sur le Pacifique, ça marque obligatoirement. Surtout si cet atoll n’est pas très connu et si la carte marine montre à l’évidence que son immense lagon de 33 km par 24 environ est quasiment non hydrographié.

C’est ainsi que nous avons changé de cap – l’avantage du voilier est de pouvoir faire ce que l’on veut quand on veut… enfin quand les conditions de mer et de vent le permettent ! – Et c’est encore ainsi que nous avons fini par jeter l’ancre dans le lagon d’Apataki et que le premier tome de Polynesia prit son essor.

L’un des moteurs de Polynesia c’est le rêve. Si l’image de Tahiti et ses îles s’inscrit facilement dans une évocation onirique, si un bateau à voiles naviguant entre des îles des mers du sud y contribue, il y a bien d’autres choses encore qui peuvent alimenter cette vision. On peut l’imaginer, la décrire comme on aimerait qu’elle soit, dire comment et pourquoi… mais la vivre vraiment, c’est une tout autre histoire.

Le lieu

Apataki : un atoll des Tuamotu situé par 15° 27’ de latitude sud et 146° 19’ de longitude ouest, à 200 milles dans le nord ouest de Tahiti. Il y a un petit village, Niutahi, près de la passe sud, mais très très peu de fare sur les motu, à tel point que le nord semble appartenir à une île vierge des premiers âges de la Terre. C’est l’anse du motu Tenoemahina.

Le décor

Eau émeraude cristalline d’un lagon polynésien complètement désert. Plage de sable blanc à deux cents mètres, en arc de cercle parfait, bordée d’une frange ininterrompue de cocotiers au sein d’une végétation basse et totalement inextricable. Ciel d’un bleu profond. Personne à l’horizon. Silence total.

Les personnages

Ce que l’on voit essentiellement, c’est le Toa Marama, notre voilier mouillé dans trois mètres d’eau. Ce que l’on devine ensuite, c’est qu’il doit y avoir des humains à bord, Alpha et moi.

Ambiance

Nous avons abandonné le monde moderne et ses trépidations. Le Toa Marama se repose à l’intérieur du lagon d’Apataki sur une eau miroir. Il est mouillé derrière le motu en équerre, dans le creux de l’angle, à deux cents mètres de la plage, loin des vibrations parfois excessives du grand Océan, qui est caché là, derrière une bande végétale épousant la barrière de corail. Cette dernière est recouverte d’une telle densité de cocotiers étroitement imbriqués dans la végétation que le grondement sourd du choc frontal des rouleaux du Pacifique se brisant sur le récif ne nous atteint pas. Silence total. Je mets en marche les récepteurs du bord. Pas la moindre émission radio. Pendant qu’Alpha s’occupe, je vais faire un tour à terre avec l’annexe.

Aucune trace sur la plage, hormis celles laissées par des oiseaux de mer. Aucun détritus. Il est impossible de traverser le motu. Je suppose que depuis des dizaines d’années, je n’ose dire des siècles ?… la végétation pousse ici et meurt sans contrôle. Entre les cocotiers, c’est un tel enchevêtrement de bois mort, d’arbustes de toute sorte, de broussailles et aussi de jeunes pousses, qu’il reste illusoire de passer de l’autre côté pour admirer l’Océan dans sa plénitude originelle. Je marche le long d’une plage vierge, les pieds dans l’eau, et m’arrête un instant les yeux perdus dans une merveille d’aquarium. Des poissons-papillons s’ébattent dans une eau cristalline. Deux paraharaha virevoltent et se poursuivent sans cesse. Rose pâle et le corps aplati strié de fines bandes jaunes et noires inclinées, ils m’offrent le tableau vivant d’un petit couple en vadrouille pour la journée. Ils broutent un morceau de corail mauve, traversent un banc de demoiselles aux reflets bleu électrique. Même s’ils ne cessent de se provoquer, ils ne s’éloignent jamais l’un de l’autre. On les dirait unis pour la vie. Je lève les yeux. J’aperçois le Toa Marama égaré au bout du monde dans un espace vierge où le temps n’a pas cours. Le temps, ici, n’a rien à dire. Figé, il demeure ainsi qu’il était il y a dix, cent ou mille ans.

Lorsque le soir tombe, pas la moindre lumière n’attire le regard sur le motu ou sur le lagon. Très vite, les étoiles s’allument une à une et nous prenons conscience que la richesse de ce monde à part est dans sa plénitude nocturne. Loin de tout, loin de la pollution des hommes, une arche étoilée traverse la voûte céleste d’un horizon à l’autre. Le bateau est totalement immobile, comme s’il était posé sur le sable. Les perspectives célestes se révèlent avec une finesse époustouflante. Les étoiles nous projettent dans les détails du ciel profond comme si nous étions dans un vaisseau spatial… ou sur une ancienne pirogue océane il y a des siècles… Je sens monter dans le parfum de la nuit un imperceptible murmure. Un silence eurythmique à peine masqué par le voile d’une mélodie cristalline, une complainte qui m’appelle. Ronde et secrète, la Lune fait une entrée majestueuse en nous montrant des reflets mystérieusement orangés jouant avec les palmes. Puis, en prenant son temps, elle monte vers le zénith et se pare de reflets bleutés. Il me semble percevoir comme un imperceptible chuintement, le crissement léger et feutré que feraient les deux carènes d’une ancienne pirogue en train d’épouser le sable de la plage …

Les portes du rêve sont grandes ouvertes vers Polynesia.